Une agriculture productiviste et non pas nourricière
Commençons par quelques éléments de contexte. En France, 45 % des surfaces du territoire sont d’usage agricole et 31 % sont cultivées (le reste étant occupé par des jachères et des forêts). Pour autant, de par son organisation économique et sa logique productiviste, ce n’est que très partiellement que l’agriculture française nourrit les français.
Industrialisée à grand renfort de pesticides et d’engrais dès le début des années 1950, notre production agricole est essentiellement constituée de céréales (plus de 57 %), dont 80 % sont destinées chaque année à l’élevage, fournissant du lait et/ou de la viande de piètre qualité, en raison des conditions délétères dans lesquelles les animaux sont « élevés ». Par ailleurs, plus de 50 % de cette production est exportée. (source rapport Eurostat de 2021)
Première productrice européenne de viande bovine, deuxième pour le fromage et le lait, l’agriculture française est également responsable de 19 % des émissions de gaz à effets de serre (notamment du méthane), soit le deuxième poste sur le bilan national, juste après celui des transports. (source Commissariat général au développement durable)
Pour ce qui est des fruits et des légumes, notre agriculture produit majoritairement des pommes, des patates et quelques légumes frais (tomates, carottes) mais dans des proportions bien moindres que celles des céréales, du vin ou du lait, qui restent nos principaux produits vendus à l’étranger.
Vous l’aurez compris, le modèle agricole français est avant tout conçu (et entretenu) pour nourrir le marché. C’est n’est d’ailleurs pas sans fierté que le ministère de l’agriculture claironne qu’avec 7,8 milliards d’euros dégagés en 2019, l’agroalimentaire représente le 3ème excédent commercial du pays (derrière le luxe et les matériels de transport).
Et nous alors, que mangeons nous ?
Étant donné que l’agriculture européenne et mondiale fonctionne selon les mêmes règles que la notre, une grosse part de tout ce que nous mangeons est donc importé. Et cette proportion augmente chaque année. En 2022, il s’agissait d’environ 60 % des fruits consommés, 40 % des légumes. Plus d’un tiers des volailles viennent d’ailleurs (contre 13 % en 2000), comme 25 % du porc, 56 % des ovins…
« Grande puissance maritime », la France achète pourtant à l’étranger les deux tiers des poissons qu’elle consomme. Et malgré notre production massive de céréales, la production de farine de blé tendre est passée de 2 millions de tonnes en 1995 à moins de 160 000 tonnes aujourd’hui, quand on en importe plus de 240 000 tonnes. (source le Point)
La dépendance aux marchés alimentaires mondiaux est encore plus importante lorsque l’on vit en ville. En moyenne, le degré d’autonomie alimentaire des 100 première aires urbaines française est de 2 %. Dit autrement, 98 % du contenu des aliments consommés par les habitants des villes sont importés. Et la raison n’est aucunement une carence de production alimentaire sur les territoires en question, puisque dans le même temps, 97% de l’agriculture locale des 100 premières aires urbaines finit dans des produits alimentaires consommés à l’extérieur du territoire… (Source Utopies)
Un modèle agricole délétère et inadapté
Cette structuration de notre agriculture à des fins purement productivistes et économiques n’a donc pour nous, consommateurs du territoire, absolument aucun intérêt. Puisque malgré une prédominance des terres agricoles, nous nous retrouvons dans l’obligation de consommer des aliments majoritairement produits (et transformés) à l’étranger.
D’une part, cela pose un problème en terme de santé publique et de traçabilité, car les normes de productions (notamment en terme d’usage de pesticides et d’engrais) ne sont pas les mêmes partout. D’autre part, s’ajoute à ce risque sanitaire d’importantes émissions carbone liées à la transformation des aliments et à leurs transport qui nous sont imputés, venant de ce fait gréver notre bilan carbone individuel, lorsque l’on parle d’une nécessaire neutralité à l’horizon 2050.
Par ailleurs, cette organisation s’avère également délétère pour une large part d’agriculteurs qui peinent à tenir les quotas imposés par l’Union Européenne, nécessitant agrandissement des parcelles à cultiver, mécanisation, usages onéreux de pesticides, de semences (les fameux OGM) et d’engrais, conduisant à une surenchère d’investissements via des emprunts, qu’ils ont par la suite de grandes difficultés à rembourser.
En France, le taux de suicide parmi les agriculteurs est effarant comparé au reste de la population. Selon la Sécurité Sociale Agricole (MSA), il atteignait les 43,2 % en 2022. (source Le Monde). Le CNAM, qui a également travaillé sur cette étude, en avance la principale raison. Il s’agit du « sentiment de ne pas maîtriser son propre destin, verrouillé par un marché agricole faussé par des aides publiques » (Attribuées en priorité à celles et ceux qui « jouent le jeu » de l’agro-industrie productiviste – NDA).
En parallèle, Entre 2010 et 2020, la France a perdu 101 000 exploitations agricoles. Autrement dit, plus de vingt-sept fermes ont disparu chaque jour pendant dix ans dans notre pays, soit une ferme sur cinq. Tel est le constat accablant dressé par le recensement agricole 2020. Les chefs d’exploitation, coexploitants et associés actifs étaient 604 000 en 2010. Leur nombre est passé à 496 000 en 2020, soit une baisse de 18 %.
Cette désaffection pour le métier d’agriculteur, fait qu’entre 1950 et 2020, c’est plus de 12 millions d’hectares de terres agricoles qui on été happées par l’artificialisation des sols. (Source France Inter)
Pour conclure ce triste constat, il est aisé de deviner que même s’il nous reste beaucoup des terres cultivables et cultivées à l’échelle de notre territoire, cette concordance entre disparition des fermes, marchandisation de notre production agricole et logique de monoculture, uniquement centrée sur l’export et la rentabilité, nous contraindra à remplir de plus en plus fréquemment nos assiettes à l’étranger, durant les prochaines années.
Cette vision capitaliste, soutenue par les politiques publiques agricoles, est en parfaite opposition avec la nécessaire neutralité carbone qui nous est par ailleurs demandée. De plus, elle nous éloigne d’une pré-supposée autonomie alimentaire, pourtant indispensable pour faire face aux grands bouleversements climatiques, énergétiques et démographiques auxquels nous devrons faire face dans un futur pas si éloigné, si nous ne faisons rien pour le changer. Mais alors, comment résister ?
Reprendre le contrôle de notre alimentation
Il est de notre devoir de nous révolter contre ce système agricole capitaliste (qualifié d’agro-industrie) délétère pour l’homme (des producteurs aux consommateurs), pour la Terre (qui en vient à être stérilisée par les labours profonds et l’usage des produits phytosanitaires) et dont ce qui est extrait n’est pas partagé et ne sert qu’à remplir les poches de quelques rentiers.
En réalité, le système agro-industriel et agro-alimentaire qui en découle a été savamment étudié dans le seul et unique but de transformer tout ce que nous mangeons, ou buvons, en une marchandise. Marchandise soumise, comme le reste dans notre société, au bon vouloir et aux caprices du marché.
La période d’inflation que traversons en est l’exemple criant. Car non, au cas où vous en doutiez, tout ne vient pas d’Ukraine. Néanmoins, étant donné le caractère mondialisé de notre économie, où tout est importé ou exporté (on exporte ce qui ce vend le mieux, on importe ce qui est le moins cher), une tension comme celle engendrée par la « crise » en Ukraine génère des turbulences sur les marchés mondiaux de l’énergie, du transport et de quelques matières premières conduisant inéluctablement les actionnaires des grands groupes alimentaires mondiaux, qui refusent de baisser leurs dividendes, à augmenter les prix.
Par ailleurs, pour se garantir le marché le plus large possible, l’économie capitaliste à tout intérêt à couper les citoyens que nous sommes de tout moyen d’autosubsistance, jusqu’à contraindre 8 millions de personnes dans notre pays, qui n’ont pas les moyens de se rendre au supermarché, à dépendre de l’aide alimentaire.
Plus pernicieux encore : avec le temps et une structuration méthodique de la chaîne de production et de distribution, les capitalistes sont parvenus à déposséder les populations des moyens et des savoir-faire leur permettant d’assurer des formes d’autonomie matérielle. Pour survivre, ces dernières se voient donc contraintes de vendre leur temps et leur énergie sur le marché du travail, au coût que le capital a lui même fixé.
Plus la dépendance au marché est grande et les moyens d’autonomie des populations faibles, plus les conditions d’accumulation capitaliste et le désir de contrôle des classes dirigeantes sont satisfaits. Érigés en modèle social de réussite, à grand renfort de spots publicitaires, d’affiches dans nos villes et d’émissions de télé, la notion « d’être » par « l’avoir » créé un attachement toxique, une dépendance aux biens matériels produits par l’économie capitaliste, qui rend difficile la construction d’une opposition sérieuse à cette perte d’autonomie.
Tenter, à son échelle, de reprendre le contrôle de son alimentation va au-delà du simple fait de s’opposer. Si on le prend comme un jeu, visant à préserver notre pouvoir d’achat, notre santé, notre environnement tout en sortant d’un système que l’on sait mortifère pour l’avenir de notre humanité, cela devient une proposition positive. Une ébauche du monde que l’on aspire à voir émerger. On peut commencer simplement, par de petits gestes emprunts d’une résistance joyeuse, comme un pied-de-nez fait à celles et ceux qui au-delà des citoyens que nous sommes, ne voient que des vaches à lait, tout juste bonnes à être gavées et à être exploitées.
Reprendre le contrôle de notre alimentation, comment y arriver ?
Comment échapper à un modèle sociétal si savamment construit et culturellement inculqué sur plusieurs générations et depuis tant d’années ? Comment résister aux sirènes du supermarché et à leurs promesses d’abondance et de facilité ? Comment reprendre le contrôle de ce que nous mangeons, pour transformer le fait de nous alimenter en un acte de résistance, contre une minorité mercantile n’ayant que faire de la dégradation de notre cadre de vie et de celle de notre santé ? Je n’ai pas la prétention de répondre de manière exhaustive à chacune de ces questions mais je peux néanmoins tenter de vous aider.
En permaculture humaine, tout commence par l’observation de soi (la zone 00). Dans ce cas précis, il s’agit d’utiliser l’hémisphère droit de son cerveau, celui dédiée à la créativité, à la sensibilité, à la liberté. Interrogeons-nous : « Suis-je vraiment OK avec ce système ? », « Il n’y en a-t-il pas un de meilleur à soutenir ? À inventer ? », « Ne puis-je pas contribuer à rendre ce monde meilleur pour moi et mes proches en bousculant un peu mon quotidien ? En commençant simplement par ma manière de manger ? »
Bien évidement, l’hémisphère gauche du cerveau, celui qui permet de classifier, raisonner, argumenter et exclure, que notre vie moderne nous a amenés à systématiquement valoriser depuis l’école au détriment de nos fonctions créatives, va nous suggérer de nombreuses raisons de ne rien changer : « Je n’ai pas le temps », « c’est compliqué », « iels (notre famille, nos proches) ne me soutiendront jamais », « Que vont-iels penser ? Et mes collègues ? J’ai toujours tout « bien fait ». Comment assumer de m’écarter ainsi de la norme ? »
Même si ces interrogations sont légitimes, acceptons pour une fois de nous fier à notre intuition en laissant s’exprimer notre empathie et notre sensibilité. Et si les réponses aux questions induites par votre hémisphère droit sont majoritairement des oui, alors nous pouvons commencer.
Des petits changements pour une grande révolution
Une fois aligné.e.s avec nous-même, avec comme cap d’abandonner progressivement l’agro-alimentaire, au profit d’une alimentation respectueuse de la Terre et de notre santé, nous allons progressivement nous déployer. La permaculture suggère de commencer par de petites choses susceptibles de générer de grands changements. Pourquoi ne pas commencer par faire son propre pain ?
C’est un investissement minime (en temps comme en argent) qui va tout de suite vous dédouaner d’une dépendance forte à la logique de marché. Car malgré leurs belles devantures, il ne reste que très peu de réels « artisans boulangers ». La plupart des commerces de pain reçoivent leur pétrins tout fait (en provenance de minoteries dépendantes de l’agro-alimentaire) et leur travail consiste uniquement à assembler, façonner et cuire. Nulle créativité là-dedans, juste un souci de rentabilité visant à proposer des « baguettes traditions » tout au long de la journée.
Faire son pain n’est pas compliqué. Vous pouvez en faire (selon la taille de votre famille) une à deux fois par semaine pour vous en régaler midi et soir et même au petit déjeuner. Nul besoin d’acheter une « machine » sophistiquée. De l’eau, du sel, de la farine (bio) et un peu d’espace dédié dans la cuisine suffiront. Lors du stage « Apprendre à faire son pain » que nous proposons aux Sentiers de l’Awen, Fabienne vous transmettra son savoir-faire autour d’une recette inratable (avec un peu de pratique) qui vous permettra de fabriquer 500 g ou 1 kg de pain par semaine, selon la taille de votre foyer.
Pour les courses alimentaires, oubliez les supermarchés. Les Biocoop et autres supérettes bios ne sont pas non plus la panacée, dans le sens où peu de produits vendus sont locaux et certains présentent même des bilans carbone qu’Auchan ou Carrefour n’auraient rien à envier. La solution réside dans la vente directe (à la ferme, au marché, dans les AMAP où dans les magasins créés par des groupements de producteurs locaux qui commencent à se développer). Achetez systématiquement local et surtout de saison, afin de soutenir les paysans et maraîchers bios, ultimes résistants face aux tenants de l’agro-industrie, et qui, au détriment de ces derniers, sont très peu subventionnés par les pouvoirs publics et la fameuse « Politique Agricole Commune » européenne.
Diminuez drastiquement votre consommation de viande et de produits laitiers. Sans l’exploitation animale, l’agriculture conventionnelle s’effondrera et les terres laissées en jachères pourront être ré-exploitées pour une production réellement locale et nourricière, centrée sur les besoins des populations et non pas sur les profits induits par les marchés. Saviez-vous qu’il faut 10kg de protéines végétales pour produire 1kg de protéine de bœuf ? Si l’ensemble de la population française se décidait à réduire sa consommation de viande (pour n’en manger qu’une à deux fois par semaine maximum), alors notre autonomie alimentaire serait vite retrouvée.
Enfin, pour les plus courageux.ses et disponibles d’entre nous, n’hésitez pas à vous lancer dans un projet de potager. Quoi de plus sain et de valorisant que de produire et de manger ses propres légumes ? Là encore, je vous suggère de commencer petit pour ne pas vous décourager et vous laisser déborder : quelques pieds de tomates et des aromates sur un balcon, des rangs de patates dans un jardin partagé, des salades, des haricots, des choses simples, productives et nourricières que vous prendrez plaisir à faire pousser en famille et à déguster.
La permaculture, de par son apport sur les principes de sols vivants, de diversification et de complémentarité des cultures, fourni de précieux conseils sur la manière d’obtenir des récoltes abondantes sur de tous petits espaces. Y compris en milieu urbain ! Si vous souhaitez découvrir ces principes et vous atteler à réduire votre part de course (et votre facture d’énergie), je vous suggère de vous inscrire à notre Initiation à la Permaculture sur les sessions restantes en septembre et octobre.
Voilà, j’espère qu’à la lecture de ce triste constat sur notre agriculture productiviste et de ces quelques conseils simples pour nous en dédouaner, vous aurez vous aussi l’envie d’entrer en résistance, en commençant par vous réapproprier une partie de vos modes de subsistances. Nous avons une planète à sauver… Ou plutôt une espèce, la notre, qui ne pourra survivre dans un monde ou le réchauffement global atteindra +4 degrés.
L’agriculture et notre manière de nous alimenter est un puissant levier pour nous inscrire dans la trajectoire écologique et durable que nous devons toutes et tous emprunter. N’attendons rien de la science ni même des politiques. Ils joueront toujours le jeu du marché, au nom de cette croissance infinie qu’ils appellent de leurs souhaits. Mais une croissance infinie sur une Terre où les ressources sont pour la plupart sur le point de s’épuiser, ce n’est certainement pas le bon chemin à emprunter.